De nombreux photographes ont marqué l’histoire de la photographie en Tunisie durant la période coloniale et après l’indépendance. Sans pour autant évoquer une école tunisienne de la photographie, celle-ci a connu six grandes périodes : la photographie coloniale documentaire et ethnographique servant à la découverte du pays, de ses habitants de ses sites et rites pour les besoins de la colonisation dont font partie les photographes de l’exotisme et des femmes mauresques nues offertes à une population en Métropole friande d’images des « fatma » et d’érotisme oriental. C’est durant ces premières périodes historiques que nous situons les travaux des Lehnert, De Concloit, Soler Pavia, Garrigues, Samama Chikly et les autres pionniers de la photographie en Tunisie ; la photographie des premiers tunisiens (le Club Photo de Carthage fut crée en 1895) ou de photographes connus ou anonymes de passage qui vont donner une autre image des populations, de l’actualité sociale, politique, culturelle et qui vont donner une partie des images patrimoniales. Il est à rappeler que Abdelhak El Ouartani était le premier photographe tunisien et arabe diplômé en 1894. Pour. Beaucoup de ces travaux, de l’époque, constituent une chance pour le pays et nous permettent aujourd’hui d’avoir une meilleure connaissance de plusieurs régions et de notre histoire ; la photographie des studios photos et celle des albums de familles qui ont fourni, sur des décennies (1930-1960), des milliers de clichés avec des portraits de familles et d’individus en montrant souvent des moments marquants d’une Tunisie diverse et authentique.
La photographie depuis l’indépendance est faite d’images de l’actualité politique, sociale, sportive et culturelle, elle est largement utilisée dans la presse et sert d’illustration à des articles de presse puis de propagande à travers des images d’une Tunisie bourguibienne et carte postale. Cette période donna naissance à la première vague de photographes tunisiens tel que Habib Osman, Béchir Manoubi, Abdelhamid Kahia… Les années soixante, avec l’esprit moderniste de Bourguiba, ont permis la production d’une iconographie marquée par de nouveaux regards de photographes qui réalisent des travaux personnels en plus de leurs commandes (de l’Etat principalement) , cette photographie en noir et blanc, esthétique et documentaire relève du patrimoine, elle est l’œuvre de Jacques Perez, Pierre Olivier, Ridha Zili, … Il donnèrent à l’époque les premières expositions à succès d’une Tunisie indépendante.
Cette jeune photographie contemporaine a contribué à une meilleure connaissance des sites et des paysages humains par la diffusion, à travers les livres d’art, d’une image documentaire assez variée souvent à la recherche du beau et de l’authentique, il s’agit alors de travaux de commande pour promouvoir un pays sans ressources, ensoleillé et ouvert, la carte postale va aussi jouer un rôle important dans la diffusion des images des premiers photographes de l’après l’indépendance. Certains photographes européens participent de ce mouvement, à la découverte d’une Tunisie heureuse.
Une photographie tunisienne contemporaine peu connue
A partir des années 1970 émerge une photographie industrielle qui se voulait esthétique pour livrer des milliers d’images à la gloire de la beauté du pays, de son peuple et de ses sites. Des images soignées, valorisantes servant à l’édition mais images tronquées aussi, car la dimension esthétique passe à côté d’une autre Tunisie, celle d’un peuple subissant l’autoritarisme de l’Etat et de son leader charismatique.
Les années 1970-1990 sont marquées par l’arrivée d’une jeunesse passionnée par l’image (les cinés clubs, le cinéma amateur foisonnent et la photo n’est jamais loin…) qui participent à l’émergence d’une vague de photographes nouveaux, proches de la première vague de l’indépendance dont Mohamed Ayeb, Abderazek Khéchine, Amel Bouslama, Kamel Agrebi, Marianne Catzaras, Zouhair Ben Amor, Mahmoud Chelbi, Salah Jabeur, , Mohamed Ali Essaadi, Ahmed Ben Aïssa, Ali Zelfani, et Hamiddedine Bouali… Puis ont suivi les Sami Frikha, Lilia Benzid, Faten Gaddès, Héla Ammar, Mouna Jmal Hichem Driss, Zakaria Chaibi ainsi que ceux vivant à l’étranger comme Brahim Chanchabi, Jallel Gastelli, Khaled Frikha, Khedija Mhedhebi… De nombreux photographes .étrangers ont contribué par de nouvelles images et leurs aventures photographiques à donner à voir la Tunisie autrement comme Simona Zonino, Nicolas Fauqué, Xavier De Luca, James Legatte ainsi que plusieurs autres anonymes ou des photographes connus qui ont fait des passages furtifs principalement dont certains principalement pendant les premiers mois de la révolution et dont les travaux restent à découvrir.
La photographie sous la dictature : propagande et images de cartes postales
Durant toute la période de la dictature de Ben Ali (1987-2011), les photographes contrairement à d’autres groupements d’artistes, n’ont aucune visibilité collective. Les plus débrouillards travaillent à la commande, la photographie artistique est très peu promue, la photographie sociale et documentaire et engagée n’avait aucun droit au chapitre d’où l’absence ou la rareté des images de cette Tunisie de l’authenticité, des luttes sociales ignorées et réprimées, celle du travail et de l’exploitation, celle de l’environnement pollué, celle des quartiers populaires et du mal vivre, celle aussi des bonheurs simples et des gens du peuple et de la nouvelle bourgeoisie dans tous ses états. Bref, la photographie tunisienne, à quelques exceptions près, ne s’aventura pas sur ces terrains considérés comme subversifs et d’images à contre courant, elle se contenta de répondre à des commandes et à réaliser des performances autour de la photographie industrielle principalement touristiqu et de publicité pour un pays dont la principale richesse est le tourisme. La photographie tunisienne de création ou documentaire était rare. Le champ photographique était dominé par quelques noms. Peu reconnue y compris par le Ministère de la Culture (plus centré sur la Arts plastiques et au service de quelques peintres proches du pouvoir), elle commença à se manifester, petit à petit, grâce à l’action de quelques photographes téméraires, mais les travaux restaient rares et sont caractérisés par un éclectisme et l’absence de choix au niveau des orientations. S’ajoute à tout cela une économie de la photographie tunisienne exsangue (pas d’agences photos, pas de groupements, pas de syndicats,…) , elle ne permettait pas aux artistes de vivre, aucune action collective significative n’émergea pour revendiquer un autre statut pour le photographe dans la presse et au photographe auteur, l’idée même de se constituer en association était subversive et les photographes développaient des stratégies individuelles, à portée limitée, qui permettaient à quelques rares photographes de vivre grâce à leurs travaux ou de réaliser des projets personnels (La Tunisie vue du ciel de Gastelli, les mosquées de Djerba de Jabeur, Les travaux de Perez…). Ainsi, à l’occasion d’une exposition de regards croisés de photographes tunisiens et français sur le thème « Sidi Bou Saîd-Montmartre : deux villages, deux collines » réalisée par AIDDA, nous avons pu observer combien il était difficile, dans ces débuts des années 90, de mettre en place des projets collectifs, de créer une association de photographes tunisiens, et ce même en liaison avec la Galerie AÏN (un espace dédié à la photographie et aux photographes) et son directeur Monsieur AYEB, l’un des premiers primés et décorés en photographie en Tunisie.
Certes plusieurs initiatives collectives ont vu le jour, durant cette période, principalement dans des galeries ouvertes à l’art photographique et sans véritable soutien, mais il était difficile, à l’époque de parler de courants photographiques tunisiens, il s’agissait surtout d’individualités. Parmi les initiatives photographiques, sont lancées dès 2002, les « Rencontres Photographiques de Ghar El Melh » par Salah Jabeur, photographe indépendant installé en Tunisie après avoir vécu et travaille en France. Ces rencontres s’arrêtent en 2009 pour des « problèmes de financement et de sponsoring », mais la réalité est plus complexe et s’explique aussi, en partie, par le rapport à la photographie qu’entretient un Ministère de la Culture dont les fonctionnaires ignorent cet art considéré comme non prioritaire (même si la commission d’achats des œuvres a acquis de nombreux travaux au gré des amitiés et des pressions). Il faut aussi citer Hamiddedine Bouali qui a passé 20 ans au « Service Photo » du Ministère de la Culture ( 1981 à 2001) et lancé les éphémères Rencontres photographiques de Tunis pour enfin créer en Janvier 2010 son « Club Photo de Tunis », Devenu une association depuis peu, il a multiplié les expositions personnelles et les parutions presse d’images de la révolution et réalisé plusieurs actions significatives avec des nouvelles générations de photographes.
Cette photographie des années de la dictature, non structurée et non organisée était caractérisée par le fait qu’elle existait principalement grâce à une volonté individuelle des uns et des autres. La production relevait principalement de la commande et des coups de cœur et des moyens que peut mobiliser le photographe. Certains photographes, sans statut, ont pu couvrir des événements pour l’histoire. Il est donc important de souligner que la situation faite aux photographes constitua une honte et fût un véritable gâchis pour la production et la création photographique en Tunisie. Aucune reconnaissance n’est faite à des photographes marginalisés , en dehors de ceux qui constituent le cercle proche du pouvoir. La presse, avec mépris, oublia le plus souvent de créditer les images y compris dans les plus grands organes de la place.
En raison des blocages et de l’auto-censure, il a aussi fallu attendre la révolution pour qu’émerge une association de photographes de presse et d’autres initiatives plus ou moins collectives.
La révolution du déclic photographique et après ?
Depuis la fin du régime dictatorial qui a mis en avant une approche « social-réaliste » à travers l’image de propagande, la Tunisie a vu émerger de nouveaux talents, des amateurs, des professionnels et des porteurs de projets ambitieux. La tendance générale étant de se référer aux grands noms de la photographie et pour certains de se considérer comme les dépositaires d’une approche photographique originale et unique !. Comme en politique, la guerre des égos est très présente dans ce champ d’une nouvelle photographie émergente.
La révolution tunisienne a mis en avant un certain nombre de photographes amateurs avertis ou professionnels dont Zied Ben Romdhane, Sabrine Belkhouja, Fakhri El Ghzal, Douraid Souissi, Sami Snoussi, Wassim Ghozlani, Amine Landoulsi, Yassine Gaidi, Yahya Gabouss, Nacer Talel et Sophia Baraket… S’agit-il d’une nouvelle vague de photographes ou de d’une myriade de photographes propulsés par la vague de la révolution et les besoins d’une couverture médiatique mondiale d’un événement marquant ?, l’histoire nous le dira.
La démocratisation par le numérique a joué un rôle d’amplificateur dans la production d’images variées et d’inégales valeurs. Le numérique, l’utilisation abusive d’images sans accord des auteurs, la retouche et les recherches graphiques foisonnent, à travers les réseaux sociaux, à côté de travaux dans la pure tradition de la photographie sociale et documentaire. Les références aux grands courants de la photographie sont perceptibles comme l’est aussi le mimétisme photographique dans la démarche de certains, que ce soit à travers le type de productions d’images ou dans la façon de se projeter, de parler de soi et des autres. Ceci témoigne à la fois d’un foisonnement certain mais signifie aussi qu’il ya pour de nombreux photographes tunisiens à la fois un manque de modestie, une réelle difficulté à se situer et à défendre une voie singulière et ou collective authentique. La photographie des femmes constitue quand à elle une véritable richesse pour le patrimoine photographique tunisien.
Le milieu photographique actuel dont les images de la révolution (surtout ceux et celles qui sont en réseau et qui communiquent et ont les moyens de le faire) ont fait le tour de la planète depuis la révolution, ceci révèle à la fois des regards originaux mais aussi les limites et les insuffisances pour ne pas parler de manque de cohérence. Ceci explique en partie pourquoi la photographie en Tunisie aujourd’hui, est aussi traversée par des questionnements sur le rapport aux courants photographiques dans les grands pays de la photographie, sur les enjeux de pouvoir, sur le rapport aux financements étrangers et à la coopération culturelle (ouverts à certains réseaux et individus informés et outillés). Les questions de fond ne sont pas toujours abordées telles que la difficulté à se situer par rapport au statut du photographe, à la création de collectifs ouverts sur l’ensemble du territoire national, à la centralité de l’offre et de la demande photographique (Tunis lieu de production, de diffusion, de commercialisation et de montage de projets) d’où la faible représentation des photographes de l’intérieur ou de milieux populaires. Le coût économique de la création et de la diffusion photographique élimine de fait les enfants talentueux du peuple, le fonctionnement en réseau citadins, « bobos branchés » est une réalité dont il faut tenir compte pour que la photographie ne soit pas seulement l’affaire de certains milieux socio-économiques et culturels déterminés proches des centres de pouvoir locaux et étrangers.
Les photographes les plus actifs de la place depuis la révolution sont ceux qui remplissent les conditions d’une production soutenue, même s’ils se réclament de différentes tendances, les images diffusées et les expositions présentées en Tunisie et à travers le monde ont correspondu à un besoin médiatique et d’information : donner à voir les images d’une révolution sympathique et populaire. Après les images emblématiques et de circonstances, l’objectif est de constituer de véritables démarches photographiques portées collectivement ou individuellement pour fournir de nouvelles images en mesure de dépasser la simple actualité et de constituer un patrimoine photographique digne de ce nom en Tunisie.
La photographie journalistique émerge à son tour, elle s’intègre dans les chaines de distribution mondiales ou trouve, à travers quelques organes et agences photographiques, une place en fournissant des images d’actualité de qualité et au moindre coût.
Un projet national pour la photographie : Une urgence
En Tunisie, l’univers de la photographie est en pleine frénésie, plusieurs actions collectives ont été réalisées, des intervenants étrangers ont mis en place des actions de formation et d’accompagnement, en sympathie pour la révolution mais aussi en exploitant au mieux toutes les opportunités de financements offertes par des Etats occidentaux, des programmes de coopération et des fondations. Centrés sur la production et la diffusion, de nombreux photographes se retrouvent dans un statut d’élève studieux, à l’écoute et satisfaits d’une collaboration éphémère qui ne débouchera pas forcement vers le montage de projets collectifs, la création d’espaces, de structures et de cadre de travail pour la promotion d’une démarche photographique propre et autonome.
Il est donc prioritaire de tenir compte de notre histoire photographique de manière critique pour pouvoir se donner un projet qui tient compte de la diversité des approches et de la réalité de la scène photographique mondiale et arabe, en valorisant nos photographes patrimoniaux, tombés dans l’oubli et en défendant des approches singulières ouvertes au monde et non pas faites pour séduire le monde et ce en offrant à voir nos propres images et non pas ce que le marché veut voir de nos sociétés et de nos vies. Comme il est urgent de réfléchir collectivement, entre photographes tunisiens, des différentes générations, d’abord sur l’organisation du secteur, le statut des photographes de la presse ou auteur ainsi que sur le nécéssaire le soutien aux structures qui se battent pour la promotion de la photographie et aux collectifs de photographes, partout à travers le térritoire, par la formation et l’ouverture d’espaces dédiées à la photographie et d’animations dans le monde de l »éducation et dans les quartiers populaires et le monde rural.
L’ouverture d’un espace dédié à la photographie en Tunisie est à la fois une bonne nouvelle mais pose aussi question, car aucune véritable concertation avec les milieux de la photographie n’a été engagée. Ce lieu doit être le résultat d’une consultation large, ouverte et l’occasion, à travers une mission de préfiguration, d’associer à la fois les photographes, les spécialistes et les experts dans une logique d’appropriation par les acteurs concernés de ce projet qui doit couvrir à la fois la question du patrimoine photographique tunisien, de sa préservation, sa valorisation et aussi la promotion de la jeune photographie contemporaine en intégrant la diffusion dans les régions.
Hédi CHENCHABI
AIDDA – Photographie sociale et documentaire
Juin 2013