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Egalité dans le champs culturel : une revendication toujours d’actualité, trente ans après la marche de 1983

Les années 1970-1980 : Un paysage culturel peu ouvert aux cultures des minorités

Dans les grands équipements culturels fermés aux populations immigrées ainsi qu’aux milieux populaires pour diverses raisons (goût, coût, choix, programmation, élitisme…), l’offre culturelle était principalement destinée à des publics sensibilisés de nationaux, d’européens bien que donnant quelques ouvertures pour une programmation ouverte aux Italiens de France, aux Espagnols et aux Portugais autour d’oeuvres et d’artistes majeurs.

L’art produit et diffusé n’est pas ouvert aux peuples du sud, à l’immigration post-coloniale (Africains, Maghrébins, Asiatiques…). Ainsi, les produits culturels des pays du sud de la Méditerranée ou d’Afrique n’ont pas leur place dans le paysage culturel et artistique français de cette époque. Les productions en direction de ces populations au niveau du théâtre, du cinéma, des arts plastiques sont principalement distribuées dans des circuits parallèles, dans le cadre d’actions culturelles et associatives aux faibles moyens, avec quelques exceptions pour des grands chanteurs orientaux présentés à l’Olympia ou pour des manifestations organisées par les Etats d’origine. Le film «Les Ambassadeurs» (1972) dénonçant l’un des premiers meurtres racistes ouvrira tout de même la voie à des réalisateurs issus de l’immigration, au documentaire et à la fiction plutôt engagés.

Face à cette carence, ce sont principalement des moyens spécifiques qui vont être mobilisés pour encourager la diffusion en France des produits culturels des pays d’origine de l’immigration en direction des populations cibles. L’Etat met en place des outils visant ces populations traitées à part, tel que l’OCI, association créée en 1976, devenant rapidement, l’ONPCI (Office National pour la Promotion Culturelle des Immigrés), bientôt remplacé par l’I.C.E.I.(Information, Culture et immigration),organisme para-public, ayant des relations étroites avec les ambassades et les Amicales des pays d’origine qui encadraient et fliquaient leurs ressortissants et les opposants. Des programmes dont l’ émission de télévision «Mosaïques», se mettent en place avec un financement provenant uniquement du FAS (Fonds d’Action Sociale). Les étrangers, privés du droit d’association, sont la cible de cette politique et ne sont considérés que comme des consommateurs de produits culturels qui leurs sont destinés. Ces politiques successives vont de fait cataloguer l’action culturelle et artistique de l’immigration et des jeunes dans la catégorie « cultures spécifiques » relevant du Ministère des affaires sociales plutôt que de la culture. L’expression artistique est depuis condamnée à la marginalité ou à la recherche d’alternatives pour exister dans un paysage culturel élitiste et fermé, c’est encore le cas aujourd’hui.Le bilan de ces opérations montre qu’elles furent limitées et de faible portée.

Les jeunes marcheurs et ceux qui les ont accompagné ont vécu dans ce contexte, certains vont bénéficier , grâce à ces dispositifs toujours spécifiques, d’un autre programme d’encouragement à la diffusion de la musique, du théâtre ou de la danse qui se limitera le plus souvent à la participation aux cachets des troupes d’artistes. Les critiques visent un saupoudrage de subventions, le manque ou l’absence de concertation avec les artistes et avec les collectivités territoriales, responsables de la politique culturelle au niveau local ou s’inscrivaient le plus souvent ces initiatives minoritaires.

Avec les «Semaines du Dialogue» de cette période, l’action culturelle est réduite de fait à des fêtes de l’immigration, centrées sur le folklore et la cuisine exotique, en présence des représentants des pays d’origine qui voyaient là un moyen de garder un contact avec leurs communautés d’immigrés et leurs enfants.

La culture pour lutter contre les inégalités et promouvoir l’engagement

C’est pour rompre avec cette politique culturelle que les associations autour de la M.T.I. (Maison des Travailleurs Immigrés), en liaison avec les associations de solidarité (Cimade, Ciemi, Clap…), vont développer des actions nouvelles autour de la notion de cultures populaires et de l’engagement, portées par les franges les plus avancées des immigrés de toutes les nationalités dont de nombreux étudiants étrangers.

Cinq festivals culturels du MTI, à partir de 1975 vont promouvoir des artistes de l’immigration dans des représentations publiques qui donnaient à l’immigration, pour la première fois, des moments de visibilité, de convivialité et d’échanges dans une optique d’engagement, de solidarité, de partage et d’interculturalité, révèlant une autre facette de l’immigration, capable de concevoir et d’organiser des actions culturelles nouvelles et engagées (théâtre, musique, arts plastiques, animations, spectacles et fêtes de quartiers).

Dénonçant une politique culturelle qui marginalise les créateurs de l’immigration, des initiatives sont aussi lancées, à partir des années 1980, autour de l’information sur l’intégration, l’immigration notamment autour du journal « Sans Frontières», mais aussi pour la promotion d’une démarche interculturelle dans l’enseignement des langues et des cultures d’origine pour combattre le repli identitaire, et promouvoir une expression culturelle propre aux populations et aux nouvelles générations. Toutes ces actions se voulaient, en partie, un prolongement de l’action du MTA (Mouvement des Travailleurs Arabes) et de la MTI (Maison des Travailleurs Immigrés) et d’Africa fête lancéé en 1978.

Ce potentiel né dans les années 1970-80 et ce savoir-faire trouveront plus tard des développements, notamment dans les initiatives autour du Bicentenaire de la Révolution, ainsi que des fêtes et de festivals qui se créeront dans les quartiers dits « sensibles » ou «Politique de la ville » d’aujourd’hui.

Une jonction entre ouvriers et intellectuels permet, à partir des années 1970, l’émergence de mouvements revendicatifs, mais aussi la production des premiers outils de propagande, témoignages et actions publiques (luttes des premiers sans papiers, luttes des femmes de l’immigration, contre les expulsions, pour un logement digne, fêtes de quartiers…), qui donnent aujourd’hui des repères pour mieux comprendre ce qui fonde la démarche des acteurs culturels de la diversité.

L’apparition de ces acteurs qui agissent, écrivent et cherchent à établir des liens avec les militants, les intellectuels français et la société constitue, en effet, un tournant dans la production d’initiatives culturelles et artistiques et de récits sur l’immigration et sa mémoire politique. Ce sont des acteurs issus de cette histoire qui vont mettre en place les principales initiatives d’expression de l’immigration et de la jeunesse qui prend part à la réussite de la marche de 1983 (presse, radio, événements culturels…)..

Une marche qui était culturelle aussi

Les enfants de la marche ont vécu dans cette ambiance d’entre d’eux, fréquentant les cours de langue et de culture d’origine mais fabriquant aussi leur langages, leurs codes et s’intéressant aux cultures du monde dont le Hip Hop, expression urbaine qui fête aussi ses 30 ans d’existence cette année.

Enfants d’une immigration ouvrière exclue de la société de l’écrit mais partie prenante de l’histoire et des luttes sociales, de nombreux travaux sont lancés dans ces années là. portés par ces acteurs nouveaux de la culture souvent autour des thématiques tel que le rapport au bled, aux parents, aux sœurs, aux traditions mais aussi certains s’intéressant à la condition ouvrière, à l’histoire et à la valorisation de la culture d’origine.

La revendication de l’égalité dans tous les domaines dont celui de la culture a été fortement et à maintes fois répétée par les marcheurs et tous les acteurs de la société civile qui les ont accompagné tout au long des étapes de cette marche et lors de son arrivée, à Paris..

A travers ce moment qui marque l’histoire des luttes en France, les enfants d’immigrés, de diverses origines jusqu’ici invisibles revendiquent à la fois les luttes des parents mais aussi un rapport positif au cultures et au métissage, ils criaient haut et fort qu’ils et elles se considèrent définitivement comme des acteurs à part entière de la société française, fiers d’être français, ils se voulaient porteurs de la culture meelting pot. Cette nouvelle donne va bouleverser la perception de la jeunesse dont celle de l’immigration et redessiner le paysage associatif, culturel et politique antiraciste. Le concert de clôture de la marche introduit déjà ce qui va faire le succès de SOS Racisme, avec l’appui des politiques et des médias : les concerts gratuits et la world musique.

Beaubourg, grand établissement culturel va, avec l’exposition sur l’expression culturelle des enfants de l’immigration, faire découvrir à un large public le foisonnement culturel des « enfants de l’immigration », tout y ait déjà : photographie, films, danse, radios, peinture, théâtre « beur »…Mais apparaît clairement aussi la revendication par ces jeunes de l’égalité de traitement dans l’action artistique et culturelle, déjà le refus d’être considérés comme porteurs de cultures spécifiques ou de ghetto. La revendication est clairement politique : nous demandons à faire partie du paysage culturel et artistiques et donc de la programmation des spectacles et actions que nous portons dans les circuits de droit commun, dans des vrais théâtres, dans des grandes galeries, dans les relais médiatiques, dans les réseaux…

Dans ce contexte mouvant et revendicatif, est créé l’Agence de Développement des Relations Interculturelles (ADRI) pour prendre la succession de l’I.C.E.I. avec comme mission une meilleure coordination des dispositifs publics mis en œuvre pour encourager l’expression, la participation et la promotion des pratiques interculturelles. Les politiques publiques préfèrent financer des dispositifs lourds de diffusion que de privilégier l’action des acteurs culturels de terrain. La volonté de contrôle étant souvent clairement dénoncée, le rejet de ces orientations est aussi clair à cette époque. L’ADRI captant l’essentiel des moyens.

L’apparition dans les années 1980-1990 du concept de «devoir de mémoire» et son impact dans les médias a entraîné des débats contradictoires sur l’intégration, le rapport à l’autre, à la nation ainsi qu’un intérêt pour l’histoire et pour la mémoire des immigrations et ses luttes (guerres coloniales, octobre 1961, le rapport aux harkis…) qui seront largement portés par quelques historiens et par le réseau associatif principalement ceux qui ont accompagné les marches de 1983, 1984 et 1985.

A partir du début des années 1990, la génération de la marche va participer activement à la mise en place de diverses actions au niveau national, régional et local, traitant de thématiques différentes centrées sur le rapport à l’autre et aux cultures du monde présentes en France.

Aujourd’hui, la situation des jeunes, des immigrés et de leurs descendants, pour la plupart français, ne cesse de se dégrader. Après des décennies de pouvoir de droite avec des politiques de l’immigration de plus en plus répressives et tous ses excès et ses démagogies populistes dont le débat sur l ‘identité nationale et la loi du 23 février 2005 sur le rôle positif de la colonisation, le nouveau gouvernement reste dans la droite ligne de ses prédécesseurs, la précarisation de l’action culturelle en général et celles de ces acteurs de la diversité est réelle. Ceux-ci continuent à rencontrer les mêmes obstacles, mêmes si des réussites individuelles sont effectives, la dégradation dans les quartiers sur le plan culturel est flagrante avec le recul des rencontres interculturelles et le repli identitaire souvent à travers le refuge dans les pratiques communautaires et religieuses.

L’enjeu de la représentation des acteurs, dans ce domaine en crise de la culture, ne peut pas être ignoré car la reconnaissance de leurs compétences, de leur expertise, de leurs parcours constituent aussi une revendication partagée, depuis 3 décennies, par de larges secteurs de l’activité artistique ou les jeunes des quartiers et des minorités excellent (mode, musique, théatre, écriture, slam, rap). La marche pour l’égalité a permis l’éclosion de talents individuels indéniables mais n’a pas permis la réussite d’aventures culturelles collectives pour des raisons économiques et politiques.

En ce printemps 2013, un cinéaste franco-tunisien vient d’obtenir la récompense suprême du cinéma français, Abdellatif Kéchiche arrivé à l’âge de 6 ans en France, avait 22 ans lors de la marche de 1983. Ses œuvres sont centrées sur la transmission, Il a dédié son prix à la jeunesse tunisienne et à la liberté de création et d’expression. C’est le premier maghrébin et arabe de France à avoir décroché ce prix prestigieux. Notre conviction est faite, nous avons des choses à dire, à écrire et à transmettre sur cette magnifique histoire commune, notre histoire, il faut enfin admettre que nous sommes conscients, vigilants et refusons les pratiques de tutelle et d’instrumentalisation, car il est de notre devoir de sauvegarder nos histoires et mémoires singulières et collective, il est temps que l’Etat, les Collectivités et les décideurs politiques et culturels admettent que notre marginalisation dans le champs de la culture a assez duré et qu’ elle n’empêchera jamais l’éclosion des talents et la manifestation de la vérité.

 

Hédi CHENCHABI
Directeur du Journal « Images & Mémoiires »
Président de AIDDA et Vice Président du Réseau Histoires et Mémoires en Ile de France.

 

Article paru dans l’Humanité. Mai 2013.