Aidda

Le mouvement associatif tunisien en France : Histoire et actualité.

Par Hédi CHENCHABI-AIDDA

L’investissement du champ associatif par les tunisiens en France date du début du siècle dernier, il s’est manifesté de manières différentes, durant la période coloniale, sous Bourguiba, sous Ben ALI et avec la période post-révolutionnaire. Ainsi, depuis, le début du 20ème siècle, l’engagement des nationalistes et des étudiants tunisiens, a été fort dans les mouvements des « Indigènes » maghrébins en France. L’Etoile Nord Africaine (ENA) créée en 1926 et présidée par Messali Hadj (nationaliste algérien), a joué un rôle important pour l’encadrement des maghrébins et pour porter les revendications anticoloniales. Née, historiquement, de l’Union inter-coloniale créée en 1921 et dirigée par Ho Chi Minh, l’ENA attira vers elle de nombreux militants nationalistes tunisiens principalement des étudiants (on retrouvait là, des figures emblématiques comme Bourguiba et Hédi Nouira…), qui avaient pour mission de rédiger les textes et de représenter l’ENA aux congrès anticoloniaux à travers le monde.

A côté de l’ENA vont se développer plusieurs organisations dont l’Association des Etudiants Musulmans Nord-Africains(1) en France qui donna ensuite naissance aux organisations estudiantines maghrébines en France, ou les Tunisiens nationalistes étaient fortement présents. Lieu de rassemblement de l’élite, elle a donné lieu à la création de toutes les organisations étudiantes à statut associatif, dont pour les tunisiens, l’Union Générale des Etudiants Tunisiens (l’U.G.E.T) constituée en 1952 sous l’impulsion du Néo-Destour.

Avec les indépendances, ce sont les Amicales qui ont essaimé, sur le même modèle, Les Amicales dont celle des Tunisiens avaient pour mission l’encadrement des de la « colonie » (al-jaliya). Tout passait par elles, elles étaient liées aux partis uniques au pouvoir dans les trois pays du Maghreb, qui les finançaient largement. Les années1980 sonnent la fin de ce type de structures devenues obsolètes, couteuses et rejetées par l’immigration.

Entre les années 60 et 70, encore une fois, la contestation est venue du milieu estudiantin et pour les tunisiens, c’est le mouvement de mai 68 en France, et notamment les militants de Perspectives(2) , qui va remettre en cause le système de Bourguiba, en demandant un fonctionnement plus démocratique des institutions. C’est aussi, à partir des années 1970, qu’émergent des associations, qui contestaient la dictature bourguibienne et dont les dirigeants étaient poursuivis et exilés en attente d’un retour hypothétique au pays.

D’autres jeunes tunisiens venus pour des études vont lancer durant cette même période d’autres initiatives, dont la plus importante, à partir de Marseille, fut le Mouvement des Travailleurs Arabes, avec dans sa direction, un militant de l’immigration tunisienne Said Bouziri(3) , qui a mené une grève de la faim avec sa femme, dans les années 70, pour l’obtention des papiers. Le MTA s’est mobilisé comme un collectif composé de plusieurs groupes qui militaient pour la Libération de la Palestine et pour la Révolution dans les pays d’origine. L’année 1975 verra la naissance de la M.T.I (la Maison des Travailleurs Immigrés) qui va être soutenue par le Mouvement Chrétien. En son sein vont se structurer deux associations historiques, l’A.T.F. (Association des Tunisiens de France), une structure nationale qui se développa autour de la mouvance de la gauche communiste et l’UTIT (Union des Travailleurs Immigrés Tunisiens) qui existait de fait depuis 1974 et qui déposa ses statuts en 1982 suite à l’abrogation du décret loi scélérat de 1936 qui interdisait aux étrangers de créer et de diriger une association. Scindée en deux en 1994, l’UTIT donna naissance à la FTCR (Fédération des Tunisiens pour une Citoyenneté des deux Rives(4) ). A la M.T.I. ou ils étaient regroupés avec les autres associations communautaires (marocains, algériens, africains, espagnols, portugais..), ces deux associations tunisiennes se font les portes-voix des revendications pour les droits des migrants et mettent en place des actions culturelles dont, le fameux Festival de l’Immigration en France (3 éditions depuis 1975).

1- L’AEMNAF a été fondée en 1927 et avait son local au 115 bd Saint-Michel, seul lieu où on servait des repas Hallal, à l’époque.
2- Le Groupe d’Etude et d’Action Socialiste Tunisien.
3- Saïd Bouziri est franco-tunisien et est décédé en 2009. Un hommage lui a été rendu à Paris, le 23 juin 2012, au Square Saint Bruno-Saïd Bouziri, dans le 18ème (quartier Goutte d’Or).
4- http://www.citoyensdesdeuxrives.eu

La vie associative de tunisiens se diversifia, à partir de 1983, apparaissent alors ce qu’on peut qualifier de pôles associatifs :

Le 1er pôle historique et démocratique, est représenté par l’A.T.F. qui était proche du parti communiste tunisien, de Ettajdid et maintenant du Pôle démocratique moderniste (PDM), et par l’UTIT qui était très proche de l’UGTT et de la mouvance d’extrême gauche tunisienne (Al ‘Amel Ettounsi né en 1971, les maoïstes Cho’la, etc.) en France. C’est de là que viennent certains militants connus dont Kamel JENDOUBI, Mohieddine CHERBIB, Tarek BEN HIBA, Lakhdar ELLALA, Nadia CHAABANE …

A partir de 1981, un saut qualificatif et une révision fondamentale s’opèrent au niveau de ces deux acteurs historiques, qui ont bénéficié d’un soutien de la part du premier gouvernement socialiste de la V e République (François Mitterrand). Ils se mobilisèrent fortement pour la régularisation des sans-papiers et notamment les tunisiens, avec le soutien de la C.F.D.T.(5) et de la C.G.T.(6) et des acteurs de la société civile en France.

Ces deux structures opèrent durant la période 1980-1990 des changements dans leurs orientations, elles vont renforcer leurs actions autour des luttes pour les droits des migrants, de la citoyenneté et de la défense des droits de l’homme en Tunisie et la votation citoyenne pour les immigrés en France. Fini alors le mythe du retour et de révolution socialiste au pays.

Le 2ème pôle a vu le jour durant la période 1980-1990, mais les associations qui l’ont composé voulaient se démarquer de la démarche communautaire –dirigées par des tunisiens- ces associations étaient très ancrées localement, régionalement et nationalement et porteuses de projets thématiques (culture, social, enseignement de la langue d’origine,..) ouverts à l’interculturel et à toutes les migrations. Ce pôle se voulait comme une partie intégrante, du paysage associatif français et n’a jamais été fédéré, il opèra un retour vers les dynamiques associatives tunisiennes avec la révolution tunisienne et se mobilisa dans les manifestations et des initiatives de soutien humanitaires et sur les questions citoyennes, sur la bi-nationalité. Une partie de cette vie associative mène des actions dans les quartiers et fait partie de collectifs et de coordinations associatives sur divers thématiques. Ce pôle apporte à la scène associative tunisienne en France un dynamisme et une diversité enrichissante.

Le 3ème pôle lié historiques au pouvoir, aux Amicales et au Rassemblement des Tunisiens de France (Botzaris) : Bourguiba avait une vision étatique centralisante et il n’y a jamais donc eu, sous son règne, de tentatives de création d’associations à l’étranger. C’est uniquement avec Ben Ali qui oeuvra à la marginalisation du mouvement associatif autonome et démocratique, qu’on a vu apparaître, à partir des années 90, un nouveau regroupement autour des O.V.G. (Organisation Véritablement Gouvernementales) : le R.T.F. (Rassemblement des Tunisiens de France), est mobilisé, un peu partout en France, avec l’appui des Consulats pour mettre en place un réseau d’associations satellitaires soutenues par l’Etat tunisien, toutes défendant quatre idées fondamentales :
– 1 – Nous aimons tous la Tunisie.
– 2 – Le drapeau avant tout.
– 3 – La nostalgie d’une Tunisie quasi-légendaire avec ses racines carthaginoises, son Hannibal et sa Didon, ses plages…
– 4 – L’image du pays ne doit en cas, être dénaturée par une foule d’illuminés gauchistes et par les défenseurs des droits humains. Seule comptait l’allégeance au dictateur et à ses représentants.

Ces associations n’avaient, en réalité, aucune emprise sur la vie associative en France. Tout venait de Tunisie et les programmes soutenus par l’OTE(Office des Tunisiens à l’Etranger) étaient bien balisés (animations folklore-propagande autour du trio un peu anecdotique « couscous chorba et chkobba ». Seul comptait l’encadrement et la corruption pour saigner à blanc la « Jaliya ». Le QJ de cette nébuleuse se trouvait aux Botzaris (un local symbole de la répression des tunisiens en France).

Le 4ème pôle dit des Compétences est formé par des associations de compétences à l’étranger rapidement cooptées par le pouvoir tunisien, à travers une opération d’ouverture intéressée et réussie de Ben Ali. Conscient de l’effort de développement à mener, au niveau de l’industrie et autres domaines, il a tenté et réussi à récupérer des individues issus de certaines associations, créées au début, de manière autonome, comme l’ATUGE(7) . La logique associative ne servait qu’à des plans de carrières et à la protection d’un mode de fonctionnement fermé, entre soi. La donne et les positionnements changent après la révolution avec l’apparition de nouveaux acteurs dans ce domaine (Le Pacte…) et la métamorphose de cette association dominante sur la thématique des compétences jusqu’à janvier 2011.

Le 5ème pôle dit cultuel, lié à la mouvance islamiste tunisienne et maghrébine est un pôle structuré autour de la religion musulmane et donc des lieux de culte. Ces associations attirent vers elles de nombreux imams tunisiens qui créent, à partir des années 70, les mosquées des caves et des entrepôts. Rached Ghannouchi(8) , étudiant, en France (à Paris, à partir de 1968), a été imam dans le mouvement Jma’at Ad-da’wa (Prédication), et conduisait la prière des ouvriers nord-africains pieux, qui ne s’intéressaient qu’aux questions religieuses et non à la politique. Peu présente, entre 70 et 90, la mouvance associative cultuelle, se développa avec l’arrivée de nombreux exilés fuyant la répression féroce dont ils vont être les victimes, d’où l’apparition de nombreuses associations culturelle-cultuelles, dont l’un des principaux cerveaux est aujourd’hui l’Institut Européen des Sciences Humaines(9) à Saint-Denis, où Mehrzia LABIDI (Vice-Présidente de l’Assemblée Constitutionnelle) a enseigné la traduction et Houcine Jaziri (Sécrétaire d’Etat à l’Immigration), l’arabe. Le principal moteur de ce pôle est bien sûr le cultuel. Ses « militants » vont investir les mosquées, notamment celles organisées en loi 1901, même s’ils ne sont pas toujours repérés, en tant que Tunisiens, les militants d’Ennahda accèdent à de nombreux postes de responsabilité au niveau des mosquées à statut associatif et de l’Islam de France, bénéficiant souvent de l’image de tunisiens connaisseurs de la religion et cultivés. Ils investissent aussi bien le commerce du Halel que les librairies islamiques à statut associatif ou autre (à Belleville et ailleurs). Présents partout, les militants associatifs de cette mouvance islamiste ont joué un rôle important, durant les dernières élections des 20-21 et 22 octobre 2011 (communication avec tractage à la sortie des mosquées et affichage sauvage dans les commerces tenus par les tunisiens, les boulangeries et les boucheries tenues par des Musulmans…).
Le pôle associatif cultuel relève de ce qu’on appelle « les associations communautaires ». L’une des particularités de cette mouvance est le fait que es associations qui la composent, ne se situent pas comme des associations tunisiennes, mais comme des associations musulmanes, avec des militants et acteurs algériens et marocains et d’autres origines. La question de la neutralité des lieux de culte tenus par ces associations doit être traitée pour assurer un équilibre entre les forces politiques lors des prochaines élections.

5- La Confédération française démocratique du travail a remplacé la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens en 1964, qui elle fut créée en novembre 1919.
6- La Confédération générale du travail est créée en 1895, son organe, « la Voix du peuple » en 1900.
7- Association des Tunisiens des Grandes écoles (ATUGE) dont le siège social était logé au Centre Botzaris, annexe de l’Ambassade au 36, rue Botzaris 75019, adresse transférée en juin 2004 au 102, rue de Meaux, 75019 Paris (source Journal Officiel).
8- Il serait intéressant de consulter à ce sujet, son ouvrage Maqalat, Haraka-tou al-It-tijeh al-islami bi-Tounis (Articles, Le mouvement de la Tendance Islamique), éd. Dar al-Karawen, Paris 1984.
9- http://www.ieshdeparis.fr/ C’est un institut d’enseignement supérieur privé, immatriculé à l’Académie de Créteil et a le statut associatif.

Les associations : un acteur important de la société civile ici et là bas.

Les associations dites autonomes et démocratiques sont fortement, ancrées dans l’environnement social, politique, culturel et administratif français. Leurs réseaux sont importants, mais celles-ci ne sont pas toujours visibles pour le commun des mortels tunisien en France. On les voit à l’occasion d’actions de contestation, mais peu sur des projets pérennes et professionnelles comme par exemples les actions de co-développement. Ainsi, à part quelques expériences conduites par des associatifs tunisiens ou franco-tunisiens, sur la vieillesse par exemple, comme le cas du café social Ayyem Zamen(10) , principalement fréquenté par des chibanis tunisiens (dont la plupart ont voté pour Ennahda), ces associations manquent de professionnalisme mais bénéficient d’une réelle reconnaissance après plusieurs décennies d’activités et d’actions pour la Tunisie.
Même si le mouvement associatif tunisien, dit autonome en France est très actif, sa voix n’est pas entendue par les autorités, comme il le faudrait. Son action est relayée en Tunisie par les principaux acteurs de la société civile (UGTT, CNLT, ATFD, LTDH…). Porteur des principales revendications de l’immigration (Assises de l’immigration, cahier de doléances mobilisations, rencontres-débats…), il doit aujourd’hui plus s’articuler avec les acteurs de la société civile en Tunisie et les défenseurs des libertés. Les acteurs associatifs sont la cible de la Troïka et d’Ennahda en particulier qui instrumentalise la vie associative à l’étranger et reproduit le même système du R.C.D. avec les nominations, l’occupation des locaux appartenant à l’Etat Tunisien, la mobilisation des moyens de l’Etat au service de ses partisans.

Depuis le 14 janvier, la vie associative tunisienne connaît un véritable foisonnement, mais l’on assiste aussi à des créations et disparitions rapides et successives, d’un certain nombre d’associations à l’objet social souvent généreux. Les porteurs de ces initiatives ont souvent des projets assez intéressants, mais ce sont le plus souvent, des projets individuels qui fonctionnent rarement en réseau. Beaucoup sont tournées vers le pays et moins ancrées en France, souvent éloignées des acteurs de la société civile et politique ici. Deux ans après la révolution, ce secteur associatif a réalisé des micros-projets dans le cadre d’actions humanitaires autour de l’éducation, de la culture et des élections. Il est à noter que nombre de ces projets, sont très peu soutenus par la France. La mise en place du « programme concerté Tunisie » profite principalement aux associations proches des islamistes tunisiens, plus présentes, plus soutenus par les gouvernants actuels.

De nouvelles initiatives et dynamiques portées par des nouvelles générations associatives « post-révolution » voient le jour progressivement, elles mettent en avant des idées autour du sens de l’engagement, de la citoyenneté. Elles veulent plus de professionnalisme dans la conception et la mise en œuvre de nouveaux projets. Il est nécessaire de rendre visible le mouvement associatif autonome. Se pose aussi la question de l’évolution des pratiques des anciennes structures associatives pour donner naissance à un contre-pouvoir, à un mouvement au service de tous les tunisiens.

Le Haut Conseil(11) de l’immigration (à vocation consultative et non législative et dont les membres seraient en partie nommés et en partie élus) et le projet de création par le Secrétariat à l’immigration d’une Agence de développement pour le financement de projets de développement se font sans méthode, sans démarche participative ni feuille de route claires. Sans vigilance des acteurs concernés, le risque est l’installation d’un paysage associatif marqué politiquement qui marginalis, de fait, les acteurs associatifs historiques, les associations autonomes et démocratiques et les nouvelles compétences et générations associatives tunisiennes en France.

10- L’association a été fondée en mai 2000. Site : http://www.cafesocial.org

11- Il est à noter qu’une conférence de presse a été donnée le 19 juin 2012 à Tunis, par le Secrétaire d’Etat à l’immigration,

M. Houcine Jaziri et qui appelle à la mise en place de cette instance, le 9 juillet 2012, à Tunis, lors du « Forum des associations » organisé par l’OTE, et ce sans concertation avec la société civile, alors que la demande a émané il y a longtemps, des associations et a été présentée à quelques ministres, dans un Cahier de doléances, rédigé lors des Assises de l’immigration (7 mai 2011) et regroupant 300 associations.