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Photographie de l’immigration et patrimoine : un état des lieux

La photographie de l’immigration n’a pas de véritable place, ni un statut reconnu dans le paysage de la photographie en France. Il s’agit même pour certains, d’une idée un peu saugrenue dans un monde de la photographie qui a ses codes, son esthétique et ses centres d’intérêts et de pouvoir.

De quoi s’agit-il exactement dans un pays qui a une place particulière dans l’histoire universelle de la photographie ?. Dans un pays où, après la reconnaissance de la photographie, comme un art, il y a une distinction nette entre les « photographes patrimoniaux » et les autres. Même si ces autres, ont connu pour la plupart une traversée du désert avant d’accéder au statut des « patrimoniaux », en général à un âge avancé.

La photographie a eu avec l’autre, l’indigène et le sauvage et avec les cultures des ex-pays coloniaux, une histoire assez révélatrice d’une approche où l’autre fait partie d’un décor exotique à découvrir et à faire découvrir par un large public friand de cette carte-photo de l’époque coloniale donnant,  à la fois,  une représentation fantasmatique de la femme (la mauresque dénudée et fantasmée offerte à la curiosité de l’homme occidental et plus largement à toutes les générations, y compris dans des contextes familiaux où la pudeur était de règle).

Cette image de l’autre a marqué l’inconscient collectif et elle a aussi permis paradoxalement la sauvegarde de certaines images proches du réel, des populations et de la culture de ces pays lointains.

Elle a été le fruit de travaux de photographes attirés par les Sud exotique (les pays coloniaux), mais aussi réalisées dans le cadre de missions photographiques, fortement liées aux expéditions coloniales, au service du système de domination qui était aussi en quête d’une meilleure connaissance des us et coutumes. Ces missions photographiques  utilisent les images produites  pour montrer et saluer les réalisations coloniales « l’œuvre civilisatrice de la France » et  donnaient la nécessaire justification du fait  colonial qui n’apporte que le bonheur à ces sauvages et à ces populations éloignées des valeurs occidentales.

Cette approche de l’autre dans la photographie va donner entre 1900 et 1960, une production qui oscille entre une image documentaire, assez fidèle à la réalité, mais aussi à des images qui donnent à la société métropolitaine, une représentation soit fantasmée, soit franchement marquée par le radicalisme,  la xénophobie et la justification de la supériorité de l’homme blanc. Les légendes et les messages de ces cartes postales envoyées par centaines de  milliers, parfois personnalisées, sont particulièrement révélateurs de l’état d’esprit de l’époque et de ce qui va aussi se poursuivre à travers le regard porté sur l’autre, l’immigré dans un pays d’immigration depuis deux siècles comme la France.

Les représentations de l’immigration viennent de sources différentes que nous souhaitons présenter dans le cadre de cet état des lieux :

  • Les migrants eux-mêmes, à travers l’album de famille ou la tradition du portrait (année 20-60) qui posent en tenue de travail, en compagnie des camarades ouvriers et plus tard dans des photos de familles. Cette photographie réalisée en studio (comme le reste de la population ) étant destinée à la famille restée au pays. Elle sert de base souvent pour des photos-montage où l’on retrouve les portraits du migrant avec le reste de sa famille restée au pays. Cette photographie relève du patrimoine de l’immigration, sa sauvegarde et sa conservation est d’une importance capitale pour donner aux migrants leur dignité et restituer l’esthétique qui caractérise cette image, donner à voir le mode de vie des populations étrangères dans des postures diverses et valorisantes.
  • Les photographes professionnels, mais avec de nombreux anonymes qui ont photographié les migrants, dans différents contextes, principalement pour leur rendre hommage pendant la 1ère et la 2ème guerre mondiale. Ces milliers de clichés ont permis d’éclairer sur cette participation à la libération de la France et à faire avancer l’idée qu’on peut tout à fait leur reconnaître un certain courage dans les combats, l’esprit de sacrifice est salué avec une certaine tolérance pour leurs Us et  coutumes et leur foi musulmane (défilé en tenue de spahis, avec des béliers, construction de mosquée, inaugurations de cimetières….).

C’est aussi dans ce contexte de guerres ou de libération qu’émergent quelques images rares sur leur participation à la résistance mais aussi des images sur le travail des immigrés (agricultures, usines d’armements,..). Très peu de travaux photographiques ont été centrés sur l’immigration, même si les archives des agences spécialisées ont commencé, à partir des années 1980, à s’intéresser à des images des immigrés européens, juifs, asiatiques, maghrébins et africains. A partir des expositions coloniales en 1930  (lieu d’exotisme et de découverte des richesses dans les colonies), les images témoignent de l’exotisme des architectures locales, à travers leurs installation dans les «zoos humains », il s’agit de donner à voir  des hommes, des femmes, des enfants en costumes authentiques ou en tenue d’Eve pour amuser des visiteurs avides de curiosités. Certaine images évoquent parfois des événements , mais très peu de photographies s’intéressant à l’immigration qui s’installe déjà dans l dans les grandes agglomérations urbaines (Lyon, Paris, Marseille, le Nord de la France) et occupent les emplois de prolétaires.

  • La photographie de presse, à travers la couverture d’événements concernant l’immigration marque un tournant dans le regard sur l’immigration. Cette photographie d’information et d’illustration s’est intéressée à la vie au quotidien, aux situations de logements (les taudis, les bidonvilles, l’insécurité, la guerre d’Algérie en France, les faits divers…). Cette image différente, à interprétations multiples  a permis à de nombreux porteurs de projets de recherches, d’expositions et de films  de s’appuyer sur une iconographie variée qui témoigne et donne à voir d’autres réalités des immigrations successives. Plusieurs photographes, à titre individuel, vont aussi montrer la condition ouvrière et les luttes de l’immigration. Souvent, dans la couverture de mouvements sociaux (grèves, manifestations…), apparaissent des migrants. Les différents travaux entre 1950-60, ne relèvent pas de la volonté de ces photographes de se concentrer sur le thème de l’immigration, il s’agit plutôt de clichés qu’on trouve dans un ensemble de travaux centrés sur la thématique sociale (grèves, logement, manifestations, travail…).
  • La photographie sociale et documentaire, vieux courant de la photographie qui défend une démarche humaniste ne s’est pas réellement intéressée aux migrations, comme c’était le cas aux Etats Unis. A travers les grands noms tels que Robert Doisneau, Edouard Boubat et bien d’autres, c’est la vie parisienne, celle des quartiers qui est prise en compte et ici et là apparaissent les figures de l’étranger …

L’image de l’étranger apparait ici et là, de manière furtive en traitant divers sujets sociaux ou de l’univers urbain (les quartiers populaires principalement de l’Est parisien). Un photographe d’origine haïtienne (Broncourt) parvient, à travers plusieurs photographies emblématiques des années 50 – 70, à témoigner autrement de la présence des étrangers dans la vie quotidienne ou dans le travail. Le photographe  Jacques Winderberger  se situant dans le champ de la photographie sociale et documentaire a donné, à travers son regard,  une humanité à ces hommes venus d’ailleurs. De nombreuses images d’archives sont l’œuvre de photographes qui n’ont pas connu la notoriété. C’est ce fond qui permet de documenter des recherches et de fournir des images pour des livres et de la matière à des expositions ou des documentaires historiques.

  • A partir de mai 1968, des photographes indépendants pour la plupart puis affiliés à des agences photographient l’immigration et leurs luttes (Sebastiao Saldago s’intéresse à la lutte des foyers Sonacotra dans les années 1970, Claude Dityvon, sensible à cette problématique les suit dans les manifestations et surtout en Seine-Saint-Denis). Le développement des agences et la place de la photographie dans la presse écrite donna à une génération de photographes l’opportunité de réaliser quelques reportages sur divers thèmes pour l’illustration. C’est principalement des photographes engagés pour la cause de l’immigration qui vont s’intéresser aux petites initiatives associatives, aux luttes des sans-papiers des années 1970. Souvent leurs images finissent dans les archives mal gérées des associations de solidarité ou des syndicats. Parfois des photographes les laissent aux militants pour leurs revues. L’Humanité a acquis une riche iconographie, fruit de dons de centaines de photographes, il s’agit dans ce cas d’une véritable culture photographique qui a permis d’ accumuler un trésor, sous forme de dons ou de cession de droits, parfois sur la seule base de rapports d’amitiés. Les Archives Départementales de la Seine-Saint-Denis se sont aussi enrichis de l’apport de ces photographes engagés. D’autres institutions ont été confrontées  à la question des droits d’auteurs. Partout aussi et malheureusement, le manque de conservation et le non respect de l’auteur ont permis le développement de la mention D.R. (Droit Réservé), sans limites et sans respects des photographes.
  • L’irruption sur la scène médiatique des jeunes générations de l’immigration dans les années 1980 s’accompagne aussi d’un important travail sur l’image de l’immigration et des quartiers. Partout des photographes ancrés dans les territoires, souvent militants pour les droits des étrangers se lancent, à leurs frais, dans des travaux photographiques sur des périodes parfois longues. C’est une génération de photographes professionnels ou d’amateurs avertis qui vont être les premiers à revendiquer l’idée généreuse de la défense de la société métissée. Indépendants pour la plupart, ils travaillent souvent en partenariat avec des associations de l’immigration ou des quartiers pour produire et  diffuser une autre image et mieux faire connaître les réalités de  l’immigration. Si certaines photographies d’agence sortent aujourd’hui pour faire partie des collections de certains musées, c’est principalement dû à leurs qualités esthétiques ou documentaires, ce n’est pas parce que c’était le cœur de la démarche des agences et des photographes. Les questions du sens,  du contexte et du rapport à l’objet immigration sont effectivement précises dans la lecture de ce type d’images. Les photographes non affiliés à des agences ne sont pas valorisés en raison d’une vision muséale et sélective des conservateurs de musée qui donnent plus d’importance aux noms qu’à la production elle-même, comme on l’a vu avec la politique d’acquisition du Musée de l’immigration.

Il est important donc, de souligner l’émergence dans ces années là de photographes issus de cette histoire de l’immigration qui ont mis au centre de leurs travaux la problématique de l’image des étrangers. Ce sont ces photographes qui ont lancé les premières initiatives, ce sont eux qui ont centrés leurs regards sur l’image de l’autre. Certains vont créer des agences, des associations (IM-Média, AIDDA) pour passer  au statut de producteur d’une autre image de l’immigration et des quartiers.

Le 1er répertoire de la photographie sociale et documentaire réalisé par AIDDA en 1989 leur a rendu hommage. Il s’agit aujourd’hui d’ouvrir à ces acteurs les portes des musées au risque de perdre de vue leurs apports au patrimoine national quand il s’agit de photographie de l’immigration.

L’élitisme qui sévit dans ce domaine empêche cette ouverture. Les porteurs de projets mémoriels autour de l’image de l’immigration et des quartiers ne doivent pas désespérer Billancourt (un haut lieu de la vie ouvrière immigrée en France). Les OS de la photographie méritent toute notre attention, si l’on veut donner au patrimoine photographique français, les couleurs de la diversité.

Hédi CHENCHABI
AIDDA – Photographie sociale et documentaire
Juin 2012